November 28, 2024

Le Bouard Avocats

Résiliation d’un bail commercial : la portée de l’inaccessibilité temporaire des locaux

La résiliation d’un bail commercial soulève souvent des enjeux juridiques complexes, particulièrement lorsque les locaux loués deviennent temporairement inaccessibles. L’article 1722 du Code civil, qui régit la destruction totale ou partielle de la chose louée, constitue une pierre angulaire dans ce type de litiges. Cependant, son application reste délicate, comme en témoigne une récente décision de la Cour d’appel de Paris du 19 septembre 2024 (n° 22/14224), qui vient préciser les conditions dans lesquelles un locataire peut invoquer l’inaccessibilité des locaux pour demander la résiliation anticipée de son bail.

Le cadre juridique de la résiliation pour destruction des locaux

Les dispositions de l'article 1722 du Code civil

L’article 1722 du Code civil dispose :

"Si, pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; si elle n'est détruite qu'en partie, le preneur peut, suivant les circonstances, demander une diminution du prix ou la résiliation même du bail."

Ce texte vise à garantir un équilibre entre les droits du bailleur et ceux du preneur. Il distingue deux situations :

  1. La destruction totale du bien loué : La résiliation du bail est automatique.
  2. La destruction partielle du bien loué : Le locataire peut demander soit une réduction du loyer, soit la résiliation du bail en fonction de la gravité de l’atteinte subie.

Toutefois, pour invoquer ces dispositions, le locataire doit démontrer que les conditions prévues par la loi sont remplies.

Les faits de l’affaire : un cas d’inaccessibilité temporaire des locaux

Dans l’affaire examinée par la Cour d’appel de Paris, un incendie survenu le 13 janvier 2019 sur un terrain jouxtant les locaux commerciaux loués a provoqué une pollution par des fibres d’amiante. Le bailleur, soucieux de préserver la santé des occupants, a demandé au locataire d’évacuer les lieux jusqu’à la réalisation des travaux de désamiantage.

Les travaux, commencés rapidement, ont été achevés entre le 7 et le 14 juin 2019. Toutefois, le locataire a estimé que l’impossibilité d’occuper les locaux pendant environ quatre mois constituait une destruction partielle au sens de l’article 1722 du Code civil. Il a ainsi demandé la résiliation du bail avec effet au 31 mai 2019.

Les critères de destruction totale ou partielle selon la jurisprudence

Destruction totale : une impossibilité définitive d’usage

La jurisprudence précise que la destruction totale suppose une impossibilité absolue et définitive d’utiliser les locaux conformément à leur destination. Dans ce cas, le bail est automatiquement résilié.

Cependant, la simple inaccessibilité temporaire des lieux, même prolongée, ne peut être assimilée à une destruction totale. Ainsi, la Cour d’appel de Paris a jugé que le locataire ne pouvait se prévaloir de cette disposition en l’espèce, car les travaux de désamiantage ont permis de rétablir l’usage des locaux en moins de quatre mois.

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Destruction partielle : une atteinte grave nécessitant des travaux coûteux

La destruction partielle se caractérise par une atteinte substantielle au bien nécessitant des travaux de réparation d’un coût supérieur à la valeur du bien lui-même. Dans cette affaire, les travaux de dépollution ont été évalués à environ 50 000 €, alors que la valeur du bâtiment était estimée à 430 000 €. La Cour en a conclu que les critères de destruction partielle n’étaient pas remplis.

La jurisprudence (Cass. 3e civ. 20 décembre 2018, n° 16-23.449) rappelle également que la vétusté ou l’état délabré d’un bâtiment, rendant celui-ci impropre à sa destination, peut constituer une destruction partielle si les travaux nécessaires atteignent ou excèdent la valeur vénale du bien.

L’analyse de la Cour d’appel : une inaccessibilité temporaire insuffisante

La position du locataire

Le locataire a invoqué l’impossibilité temporaire d’utiliser les locaux et l’urgence de trouver d’autres locaux pour poursuivre son activité. Il estimait que cette situation portait gravement atteinte à ses droits et justifiait une résiliation anticipée du bail.

La réponse de la Cour

La Cour d’appel de Paris a rejeté cette argumentation. Elle a rappelé que :

  • L’impossibilité d’accéder aux locaux avait duré moins de quatre mois.
  • Les travaux de désamiantage n’avaient nécessité qu’une semaine.
  • À l’issue des travaux, les locaux étaient à nouveau accessibles et utilisables.

Ces éléments démontraient que l’inaccessibilité des locaux était temporaire et ne constituait pas une destruction totale ou partielle au sens de l’article 1722 du Code civil.

Les enseignements pratiques de cette décision

Pour les locataires

Les locataires doivent être prudents avant d’invoquer l’article 1722 du Code civil pour demander la résiliation d’un bail. Cette disposition s’applique uniquement dans des cas exceptionnels où :

  • L’usage du bien est rendu définitivement impossible.
  • Les travaux nécessaires dépassent la valeur du bien loué.

Une inaccessibilité temporaire, même prolongée, ne suffit pas. Le locataire doit s’appuyer sur des preuves solides et des rapports techniques pour étayer ses demandes.

Pour les bailleurs

Cette décision rappelle aux bailleurs l’importance d’agir avec diligence en cas d’événements exceptionnels, tels qu’un incendie ou une pollution. Ils doivent :

  • Informer rapidement le locataire des mesures prises pour sécuriser les lieux.
  • Réaliser les travaux nécessaires dans les meilleurs délais.

Une gestion proactive de la situation permet de réduire les risques de contentieux et de préserver leurs droits.

Cas pratique : comment gérer une inaccessibilité temporaire des locaux ?

  1. En cas d’événement exceptionnel (incendie, pollution, etc.)
    • Le bailleur doit mandater un expert pour évaluer les dommages.
    • Un calendrier précis des travaux doit être communiqué au locataire.
  2. Pour le locataire
    • Demander un rapport d’expertise indépendant pour évaluer la gravité de la situation.
    • Vérifier si les conditions de l’article 1722 du Code civil sont remplies avant de formuler une demande de résiliation ou de réduction de loyer.
  3. En cas de litige
    • Les parties peuvent envisager une médiation avant de saisir les juridictions compétentes.
    • Le locataire doit conserver toutes les preuves (courriers, rapports, factures) pour étayer sa demande.

Conclusion

La décision de la Cour d’appel de Paris du 19 septembre 2024 illustre l’interprétation rigoureuse des dispositions de l’article 1722 du Code civil. Une inaccessibilité temporaire, même de plusieurs mois, ne suffit pas pour justifier la résiliation d’un bail commercial. Les locataires doivent donc s’assurer que leurs demandes reposent sur des fondements solides, tandis que les bailleurs doivent agir rapidement pour minimiser les perturbations.

Cette affaire souligne l’importance pour les parties d’un bail commercial de bien comprendre leurs droits et obligations respectifs afin de prévenir ou gérer efficacement les conflits. Les conseils d’un avocat spécialisé en droit des affaires s’avèrent indispensables pour sécuriser leurs intérêts.