April 11, 2025

Le Bouard Avocats

Une pratique anticoncurrentielle ne peut pas être assimilée à un acte de concurrence déloyale

Peut-on invoquer la concurrence déloyale pour obtenir réparation d’une entente anticoncurrentielle ?

La réponse est non : une entente anticoncurrentielle ne peut pas être juridiquement requalifiée en acte de concurrence déloyale afin de bénéficier d’un régime de responsabilité plus favorable. La Cour de cassation l’a expressément affirmé dans son arrêt du 26 février 2025 (n° 23-18.599), en rappelant les distinctions fondamentales entre ces deux régimes.

Voici l’essentiel à retenir :

  • Les pratiques anticoncurrentielles visent à protéger le marché, et non directement les concurrents. Il ne peut donc y avoir présomption automatique de préjudice pour un opérateur économique tiers.
  • Le régime de la concurrence déloyale n’est pas applicable aux ententes, sauf à démontrer un comportement fautif distinct du seul manquement aux règles de concurrence (ex. : désorganisation, dénigrement, parasitisme…).
  • Les entreprises qui invoquent un préjudice causé par une entente antérieure au 11 mars 2017 doivent en rapporter la preuve, en application de l’article 1240 du Code civil, sans bénéficier de la présomption instaurée par l’article L. 481-7 du Code de commerce.

Le cadre juridique de l’action en réparation d’une pratique anticoncurrentielle

L’évolution du droit positif avant et après l’ordonnance du 9 mars 2017

Avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 transposant la directive européenne 2014/104/UE du 26 novembre 2014 relative aux actions en dommages et intérêts pour des violations du droit de la concurrence, le droit français ne prévoyait aucune présomption de préjudice pour les victimes d’une entente anticoncurrentielle. Toute action indemnitaire reposait alors sur les principes généraux de la responsabilité civile délictuelle, et notamment l’article 1240 du Code civil (ancien article 1382), qui impose à la victime de prouver la faute, le préjudice et le lien de causalité.

Depuis le 11 mars 2017, date d’entrée en vigueur des dispositions des articles L. 481-1 à L. 481-14 du Code de commerce, l’action en réparation du préjudice causé par une entente entre concurrents est désormais facilitée par l’instauration d’une présomption réfragable de préjudice prévue à l’article L. 481-7. Toutefois, cette présomption ne s’applique pas aux faits antérieurs à cette date, comme l’a rappelé la Cour de cassation dans l’arrêt du 26 février 2025.

L’articulation avec le droit de la concurrence déloyale

Dans certaines affaires, les demandeurs tentent de contourner l’absence de présomption de préjudice en invoquant non pas uniquement la pratique anticoncurrentielle, mais sa prétendue qualification comme acte de concurrence déloyale. En effet, la jurisprudence antérieure (Cass. com., 14 juin 2000, n° 98-10.689) admet qu’un manquement à une réglementation, lorsqu’il confère un avantage concurrentiel indu, peut constituer une concurrence déloyale.

La tentation est alors grande, pour les entreprises lésées, d’assimiler une entente prohibée par l’article L. 420-1 du Code de commerce à une violation réglementaire fautive engageant la responsabilité délictuelle sous le prisme de la concurrence déloyale. Cette démarche leur permettrait alors de bénéficier d’une jurisprudence constante selon laquelle un acte de concurrence déloyale entraîne une présomption irréfragable de préjudice.

Or, cette tentative d’assimilation a été formellement rejetée par la Cour de cassation dans l’arrêt précité.

L’arrêt du 26 février 2025 : rappel des faits et position de la Cour

Une entente sanctionnée mais géographiquement circonscrite

Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 26 février 2025 (n° 23-18.599), la société Gaches Chimie, active dans le sud-ouest de la France dans le secteur de la distribution de commodités chimiques, sollicitait l’indemnisation du préjudice causé par une entente tarifaire et de répartition de clientèle sanctionnée par l’Autorité de la concurrence dans sa décision n° 13-D-12 du 28 mai 2013.

L'entente, à laquelle participait notamment la société Univar Solutions, portait sur la stabilisation des parts de marché dans plusieurs régions françaises. Toutefois, la zone sud-ouest – zone de chalandise de Gaches Chimie – avait été expressément exclue du périmètre de la concertation par l’Autorité de la concurrence elle-même.

La stratégie procédurale du demandeur : invoquer la concurrence déloyale

Ne pouvant bénéficier de la présomption de préjudice prévue à l’article L. 481-7 du Code de commerce, inapplicable aux faits antérieurs à 2017, la société Gaches Chimie a cherché à requalifier la pratique anticoncurrentielle en acte de concurrence déloyale. Selon elle, l'entente constituait une violation des règles de concurrence, donc un manquement à une réglementation générant un avantage concurrentiel indu, à la manière des actes sanctionnés au titre de la concurrence déloyale classique.

Cette requalification aurait permis de bénéficier d’une présomption de préjudice économique et d’une évaluation du dommage sur la base de l’avantage indu retiré par les auteurs de l’entente, selon une jurisprudence désormais bien ancrée (Cass. com., 12 févr. 2020, n° 17-31.614).

Le rejet de l’assimilation par la Cour de cassation

La Cour de cassation rejette fermement cette analyse. Elle rappelle que le droit des pratiques anticoncurrentielles vise à protéger le fonctionnement du marché, et non spécifiquement les intérêts individuels des opérateurs. En conséquence, la seule démonstration de l’existence d’une entente illicite ne suffit pas à établir un préjudice pour les concurrents présents sur le marché.

« La caractérisation d'une pratique anticoncurrentielle n'induit pas nécessairement qu’un préjudice ait été causé aux opérateurs actifs sur ce marché. »

Par conséquent, en l'absence de présomption légale applicable, il appartient au demandeur d'apporter la preuve concrète du préjudice subi, ce que la société Gaches Chimie n’était pas en mesure de faire.

L’apport de l’arrêt : distinction entre infraction au droit de la concurrence et concurrence déloyale

Une frontière conceptuelle et juridique claire

L'arrêt du 26 février 2025 vient clarifier une distinction essentielle entre deux régimes juridiques :

  • Le droit de la concurrence, régi par les articles L. 420-1 et suivants du Code de commerce, qui protège le libre jeu du marché ;
  • Le droit de la concurrence déloyale, ancré dans l’article 1240 du Code civil, qui protège les opérateurs économiques contre les comportements fautifs entre concurrents (désorganisation, dénigrement, parasitisme, non-respect d’une réglementation, etc.).

Une infraction au premier n’équivaut pas nécessairement à une faute au sens du second. En d’autres termes, toutes les ententes ne sont pas des actes de concurrence déloyale, et leur sanction relève d’une logique autonome.

Les conditions strictes de l’action indemnitaire pour entente avant 2017

En l’absence de présomption de préjudice, une entreprise qui agit en réparation d’une pratique anticoncurrentielle antérieure au 11 mars 2017 doit :

  • démontrer l’existence d’un lien de causalité entre l’entente et la dégradation de sa situation économique ;
  • prouver l’existence d’un préjudice chiffrable, direct ou indirect ;
  • établir que les pratiques en cause ont effectivement eu un impact sur sa zone de chalandise, ce qui suppose une analyse économique rigoureuse.

Ces conditions sont particulièrement strictes, comme en témoigne l’analyse détaillée par la Cour dans cette affaire.

Quelles conséquences pour les entreprises concurrentes souhaitant agir en justice ?

L’importance de la période des faits en cause

L’arrêt souligne l’importance de la date des faits litigieux. Si les pratiques ont cessé avant le 11 mars 2017, les victimes devront se fonder sur le droit commun de la responsabilité civile. À l’inverse, si les pratiques perdurent ou sont intervenues après cette date, elles bénéficient de la présomption de l’article L. 481-7 du Code de commerce, ce qui allège considérablement leur charge probatoire.

L’incompatibilité d’une double qualification juridique

Les entreprises ne peuvent mécaniquement invoquer une qualification de concurrence déloyale pour bénéficier de régimes plus favorables. Une pratique anticoncurrentielle, même fautive, n’entre pas dans le champ des fautes concurrentielles traditionnelles, sauf à démontrer un comportement distinct (ex. : dénigrement, usurpation de clientèle, parasitisme).

Conclusion : une clarification bienvenue en matière de réparation des pratiques anticoncurrentielles

L’arrêt du 26 février 2025 constitue une mise au point jurisprudentielle essentielle. Il rappelle que le régime de responsabilité applicable aux pratiques anticoncurrentielles ne saurait être dévoyé ou contourné par le biais du droit de la concurrence déloyale.

Les entreprises qui s’estiment lésées par une entente antérieure à 2017 doivent en assumer la charge intégrale de la preuve, tant sur le plan du préjudice que de son lien direct avec les pratiques en cause.

En ce sens, la décision participe à la sécurisation juridique du contentieux de la concurrence en France, en évitant les dérives consistant à solliciter l’indemnisation automatique de faits qui relèvent d’une logique concurrentielle distincte.