Le Bouard Avocats
La tenue d’un registre des mouvements de titres constitue une obligation centrale pour les sociétés par actions qui émettent des titres nominatifs non admis aux opérations d’un dépositaire central. Ce registre, souvent appelé « registre des mouvements de titres », retrace l’ensemble des modifications de la composition du capital social, en mentionnant notamment la date des opérations, le nombre de titres concernés ainsi que l’identité des anciens et nouveaux actionnaires. Bien que les articles R. 228-8 et R. 228-9 du Code de commerce exigent que ces informations soient fidèlement consignées, aucune disposition légale ne fixe la durée minimale de conservation de ce registre.
Or, la question de la durée de conservation se révèle délicate à l’épreuve du temps. Les sociétés doivent concilier des impératifs souvent contradictoires : d’un côté, le besoin de se référer à des données historiques sur la détention de titres ; de l’autre, le principe de limitation de la conservation des données personnelles, inscrit dans le Règlement général sur la protection des données (RGPD).
Dans ce contexte, l’Association nationale des sociétés par actions (Ansa) a formulé des recommandations pratiques afin d’éclairer les sociétés par actions (sociétés anonymes, sociétés en commandite par actions et sociétés par actions simplifiée) sur la conduite à adopter.
En droit français, l’article L. 228-1 du Code de commerce prévoit que les sociétés par actions peuvent émettre des titres nominatifs ou des titres au porteur. Lorsqu’il s’agit de titres nominatifs non admis chez un dépositaire central, la société émettrice doit tenir un registre recensant toutes les opérations de mutation ou de conversion de ces titres. À ce titre, l’article R. 228-8 du Code de commerce exige que le registre mentionne différentes informations :
Selon la pratique, ce registre est souvent maintenu sous forme papier ou électronique, pourvu qu’il assure l’authenticité, l’intégrité et la lisibilité des données. Il s’agit d’un document essentiel pour prouver la propriété des titres, retracer l’historique de la participation de chaque actionnaire et garantir la sécurité juridique des échanges.
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Si la loi encadre la forme et le contenu du registre des mouvements de titres, elle demeure silencieuse quant à la durée de conservation de cet outil de suivi. Contrairement aux livres comptables (livre-journal, grand livre, etc.) qui doivent être conservés pendant dix ans conformément à l’article L. 123-22 du Code de commerce, aucun texte ne prévoit expressément un délai minimal ou maximal pour le registre des mouvements de titres.
En conséquence, nombre de sociétés s’interrogent sur la durée adéquate de conservation, d’autant que des opérations anciennes peuvent concerner des actionnaires sortis du capital depuis plusieurs années. La prescription de droit commun, prévue à l’article 2224 du Code civil, impose un délai de cinq ans pour intenter la plupart des actions en justice de nature mobilière ou personnelle. Dès lors, on pourrait envisager de limiter la conservation du registre aux seules périodes pendant lesquelles l’exercice d’actions est encore possible.
Toutefois, une telle solution peut se révéler inadaptée en pratique. Le registre est un document unique et indivisible : on ne peut procéder à une élimination partielle des pages correspondant à des périodes prescrites, sans prendre le risque de détruire la cohérence de l’ensemble ni mettre en péril la possibilité de reconstituer la chaîne ininterrompue des mutations de titres.
L’Ansa justifie sa position en évoquant précisément ce principe d’indivisibilité. Si une société tentait de « scinder » le registre en fonction du temps écoulé et de la prescription, elle mettrait en péril la traçabilité globale des titres. Il est indispensable de pouvoir déterminer, à tout moment, quels étaient les détenteurs successifs de telle ou telle action. Cette continuité assure :
Ainsi, même si des actionnaires ont quitté la société depuis longtemps, certaines situations imprévisibles exigent l’accès à des informations historiques : conflits sur la validité d’une cession de titres, contentieux liés à l’évaluation de la valeur du capital, litiges successoraux. Conserver l’intégralité du registre dans un état complet et inaltéré est donc un gage de sécurité juridique.
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En l’absence de dispositions législatives ou réglementaires imposant une durée de conservation, l’Ansa propose une double approche :
Cette solution a l’avantage de préserver à la fois la sécurité juridique et les droits éventuels de toutes les personnes concernées (société, actionnaires, ayants droit). Elle trouve également un écho dans la pratique : les investisseurs professionnels et les cabinets de conseils en fusions-acquisitions insistent souvent sur la nécessité de prouver l’historique des participations, même plusieurs années après la fin de la vie sociale.
Le Règlement général sur la protection des données (RGPD), entré en vigueur le 25 mai 2018, impose plusieurs obligations aux responsables de traitement, dont le respect du principe de « limitation de la conservation ». L’article 5 dudit Règlement prévoit que les données personnelles ne doivent pas être conservées plus longtemps que nécessaire pour la finalité poursuivie.
Toutefois, ce principe n’exclut pas une conservation prolongée si elle est justifiée par une finalité légitime. En l’occurrence, la bonne gestion de la société, la prévention de litiges et le respect des droits des actionnaires constituent autant de finalités recevables. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) admet que, lorsqu’aucune disposition légale ne fixe la durée de conservation, l’organisme concerné peut définir la sienne, à condition de la justifier et de l’encadrer.
Afin de concilier la nécessité de conservation et le respect de la vie privée des anciens actionnaires, l’Ansa recommande un mode d’archivage qualifié d’« intermédiaire ». Dans ce cadre :
Cette organisation permet de respecter le principe de proportionnalité, cher au RGPD, tout en garantissant la conservation de l’ensemble des écritures du registre sur le long terme.
Compte tenu des considérations précédentes, il est opportun de proposer quelques recommandations pratiques aux sociétés par actions :
La durée de conservation du registre des mouvements de titres dans les sociétés par actions, si elle n’est pas légalement encadrée, soulève d’importants enjeux de sécurité juridique, de protection des droits des actionnaires et de respect des principes de protection des données à caractère personnel. À la lumière de ces considérations, l’Ansa recommande une conservation pour toute la durée de vie de la société, prolongée de cinq ans après sa dissolution. Cette approche, fondée sur le principe d’indivisibilité du registre et l’exigence de pouvoir retracer l’historique des titres à tout moment, semble la plus appropriée pour prévenir les risques de contentieux et préserver la confiance de l’ensemble des parties prenantes.
En prenant soin d’aménager un archivage intermédiaire pour les parties « inactives » du registre, les émetteurs peuvent concilier la nécessité de conserver des données sur le long terme avec le respect des obligations issues du RGPD. Les sociétés par actions, en adoptant ces bonnes pratiques, protégeront au mieux leurs intérêts et ceux de leurs actionnaires, tout en se conformant aux principes directeurs du droit des sociétés et du droit de la protection des données.