December 9, 2024

Le Bouard Avocats

Société en formation : comment sécuriser les actes conclus avant immatriculation

Lors de la création d’une entreprise, la période de formation est souvent jalonnée d’actes passés avant l’immatriculation au registre du commerce et des sociétés (RCS). Ces actes, pourtant essentiels au lancement du projet entrepreneurial, soulèvent de nombreuses interrogations juridiques, notamment quant à leur opposabilité, leur validité et leur reprise par la société une fois celle-ci régulièrement constituée. De récentes décisions de la Cour de cassation sont venues apporter un éclairage nouveau sur ce point, bouleversant certains équilibres antérieurement établis.

Cet article, rédigé dans une optique pédagogique, a pour ambition d’aider les acteurs du monde des affaires, fondateurs, futurs associés et praticiens du droit, à appréhender pleinement les enjeux relatifs aux actes conclus pour une société en formation, en vue de sécuriser leurs opérations. Il fournira des clés de compréhension concrètes, présentera les dispositions légales applicables, et analysera les évolutions jurisprudentielles, afin de réduire les risques juridiques et économiques liés à cette période délicate.

Comprendre la notion de société en formation

Définition et portée légale


La société en formation est un groupement de personnes physiques ou morales ayant la volonté d’exercer une activité économique commune, mais qui n’a pas encore acquis la personnalité morale. Celle-ci ne survient qu’au moment de l’immatriculation au RCS (articles L.210-1 et suivants du Code de commerce). Avant cette immatriculation, la société n’existe, d’un point de vue juridique, que comme une entité potentielle, un projet en devenir. Les personnes qui agissent durant cette phase n’engagent donc pas la société elle-même, puisqu’elle n’a pas encore de personnalité juridique.

Enjeux pratiques


D’un point de vue opérationnel, il est pourtant fréquent que les fondateurs de la future société prennent l’initiative de négocier et de signer des contrats nécessaires à la mise en place du projet : location des locaux, achat de matériel, prestations de conseils, dépôts de marques, etc. Ces actes peuvent être indispensables au démarrage, mais comportent un risque : si la société n’est pas ultérieurement immatriculée, ou si elle refuse de reprendre lesdits engagements, la charge de ces actes pèsera alors sur la ou les personnes qui les ont signés.

Une équipe de fondateurs collaborant sur des plans et schémas pour une société en formation.

Régime juridique applicable aux actes conclus avant l’immatriculation

Textes de référence


La réglementation française prévoit un cadre spécifique pour les actes conclus pendant la phase de formation de la société. Deux dispositions essentielles méritent d’être citées :

  • L’article L.210-6 du Code de commerce : ce texte précise que les personnes ayant agi au nom ou pour le compte d’une société avant son immatriculation sont tenues solidairement et indéfiniment de ces engagements, sauf si la société régulièrement immatriculée reprend ces actes.
  • L’article 1843 du Code civil : il rappelle que la personnalité morale de la société commence à courir à compter de son immatriculation. Avant cette date, la société n’a pas d’existence juridique propre.

Ainsi, les actes conclus avant l’immatriculation lient prioritairement ceux qui les ont signés. Pour éviter de supporter indéfiniment ce poids, la loi et la jurisprudence ont prévu des mécanismes de reprise des engagements par la société nouvellement créée.

Mécanismes de reprise


La reprise des engagements permet de faire en sorte que les actes conclus pendant la période de formation soient réputés avoir été souscrits dès l’origine par la société elle-même, une fois celle-ci immatriculée. Il existe plusieurs voies pour mettre en œuvre cette reprise :

  1. Mandat conféré par les associés : Les statuts de la future société ou un acte séparé peuvent habiliter un ou plusieurs fondateurs à agir au nom et pour le compte de la société en formation, sous réserve que l’acte passé soit ensuite repris après l’immatriculation.
  2. Annexe des actes avant la signature des statuts : L’article L.210-6 du Code de commerce indique que le mandataire doit présenter, avant la signature des statuts, un état des actes accomplis pour le compte de la société en formation. Ces actes sont alors annexés aux statuts. L’immatriculation de la société emporte reprise de plein droit de ces engagements.
  3. Décision expresse de la société après immatriculation : À défaut de mandat ou d’annexe, les associés peuvent, après l’immatriculation, décider de reprendre les actes. En principe, cette décision se prend à la majorité, sauf disposition contraire des statuts.

La jurisprudence antérieure : une exigence de mention explicite

Position traditionnelle


Avant un revirement récent, la Cour de cassation adoptait une position stricte. Elle exigeait que l’acte conclu avant l’immatriculation mentionne expressément qu’il est signé « au nom » ou « pour le compte » de la société en formation. À défaut de cette mention, il était très difficile d’obtenir la reconnaissance de la reprise par la société, sauf à démontrer l’existence d’un mandat ou d’une volonté claire et non équivoque.

Conséquences pratiques


Cette exigence formelle encourageait les fondateurs à la plus grande vigilance. Ils devaient s’assurer que tout document, devis, bon de commande, bail ou contrat de prestation de service contienne les mentions adéquates. L’absence de référence explicite à la société en formation entraînait un risque non négligeable : le fondateur qui avait signé l’acte pouvait se retrouver seul redevable des sommes dues, sans possibilité de les faire prendre en charge par la société.

Le revirement jurisprudentiel de la Cour de cassation

Nouveaux arrêts significatifs


Récemment, la Cour de cassation a infléchi sa position. Désormais, elle considère que même en l’absence de mention expresse « au nom » ou « pour le compte de la société en formation » dans l’acte lui-même, les juges du fond peuvent rechercher, par un examen approfondi de l’ensemble des circonstances, si l’intention commune des parties était bien de conclure pour le compte de la société à naître.

Analyse juridique


Ce revirement s’appuie sur une approche plus pragmatique et moins formaliste. Il prend en compte l’ensemble des éléments factuels, internes et externes à l’acte. Par exemple, le contexte des négociations, les échanges de courriels, les statuts prévoyant expressément que tel associé avait pour mission de passer l’acte au nom de la société, ou encore le fait que le cocontractant connaissait parfaitement l’intention de créer une société. Tous ces éléments pourront désormais être valorisés devant le juge pour caractériser l’existence d’un acte conclu réellement « pour le compte » de la société en formation.

Impact sur la sécurité juridique


Ce nouveau cadre, plus souple, a l’avantage de mieux refléter la réalité pratique et commerciale. Toutefois, il augmente également la marge d’incertitude. Les parties ne peuvent plus se contenter d’une mention formelle, elles doivent être prêtes à prouver, par tout moyen, l’intention commune au moment de la conclusion de l’acte. Cette évolution invite donc à une plus grande prudence, car elle place les parties face à la nécessité de conserver l’ensemble des documents et communications préparatoires, afin de démontrer a posteriori la volonté commune de contracter pour la future société.

Un groupe de créateurs d’entreprise travaillant sur des maquettes et un projet entrepreneurial.

Comment garantir la reprise des engagements ?

Mesures préventives


Pour renforcer la sécurité juridique, il est conseillé aux fondateurs de prendre plusieurs précautions :

  • Clauses explicites : Insérer dans chaque acte signé avant l’immatriculation une clause mentionnant expressément que l’acte est conclu « pour le compte de la société [dénomination choisie] en cours de formation ».
  • Mandat écrit : Délivrer, avant la signature des actes, un mandat écrit conféré par tous les associés fondateurs à l’un d’entre eux, ou à un tiers, afin qu’il agisse pour le compte de la société en formation.
  • Annexe aux statuts : Dresser un état exhaustif des actes conclus pendant la période de formation et l’annexer aux statuts, permettant une reprise automatique dès l’immatriculation.
  • Procès-verbal de reprise : Organiser, dès la constitution, une assemblée des associés de la société nouvellement immatriculée, visant à ratifier et reprendre formellement les engagements passés.

Recherche d’un conseil juridique


Pour les fondateurs qui ne maîtrisent pas pleinement les subtilités du droit des sociétés, il est recommandé de solliciter l’avis d’un avocat en droit des sociétés à Versailles ou d’un expert-comptable ayant une expérience en droit des affaires. Ces professionnels pourront :

  • Vérifier la régularité formelle des actes.
  • Rédiger des mandats et des clauses précises.
  • Assister lors de l’immatriculation et veiller à la reprise expresse des engagements.

L’intention commune des parties, un nouvel axe d’analyse

Examen des circonstances


La jurisprudence récente invite à évaluer, au-delà de la lettre du contrat, la volonté partagée par les parties contractantes. Plusieurs éléments peuvent être pris en compte par le juge :

  • Correspondances précontractuelles : Échanges de lettres, de courriels ou de documents précisant le contexte dans lequel l’acte est conclu.
  • Statuts préexistants ou projets de statuts : Documents qui mentionnent déjà les actes envisagés ou précisent l’objet de la future société.
  • Attitude du cocontractant : Si ce dernier savait pertinemment que la société n’était pas encore immatriculée et qu’il négociait en vue d’un partenariat avec une entité à naître, son acquiescement peut être interprété comme un accord tacite à la conclusion de l’acte pour le compte de la future société.

Charge de la preuve


Il incombe généralement à la partie souhaitant faire reconnaître la reprise de prouver l’intention commune. Cette preuve peut être rapportée par tous moyens. Si la société immatriculée conteste l’acte ou si le cocontractant exige le paiement directement auprès du fondateur, ce dernier devra démontrer que le contrat, bien que formellement signé en son nom propre, était en réalité destiné à la société en cours de formation. L’incertitude générée par cette approche moins formaliste peut complexifier la résolution des litiges, mais elle peut aussi offrir plus de souplesse aux fondateurs de bonne foi.

Les conséquences en cas d’absence de reprise

Responsabilité personnelle des fondateurs


Si la société, une fois immatriculée, refuse ou omet de reprendre les engagements, les signataires initiaux en demeurent personnellement redevables. Les fondateurs peuvent ainsi être tenus d’honorer les dettes issues des contrats conclus. Cela peut entraîner un impact financier significatif, surtout si les engagements concernés représentent des sommes importantes. Il est donc important de bien anticiper cette possibilité et de sécuriser, en amont, la reprise automatique des actes.

Marge de manœuvre du cocontractant


De son côté, le cocontractant peut se retrouver dans une situation délicate s’il pensait avoir conclu un accord avec une société en bonne et due forme. À défaut de reprise, il doit se retourner contre les personnes physiques signataires. Si celles-ci n’ont pas la capacité financière suffisante, cela peut mener à des difficultés de recouvrement. Pour éviter cette insécurité, certains cocontractants exigent des garanties, telles que des cautionnements, ou attendent l’immatriculation avant de signer un acte définitif.

Quelles bonnes pratiques adopter ?

Anticiper la question de la reprise


Avant toute signature, les fondateurs devraient se poser les questions suivantes :

  • Le contrat est-il nécessaire de conclure immédiatement, avant l’immatriculation, ou peut-on attendre la création effective de la société ?
  • Est-il possible d’insérer une clause spécifique précisant que l’acte est conclu « pour le compte de la société en formation », afin d’éviter toute ambiguïté ?
  • Peut-on établir un mandat clair et complet, signé par tous les associés, autorisant un fondateur à engager la société en formation, sous réserve de reprise ?
  • Lister l’ensemble des actes conclus avant l’immatriculation et les annexer aux statuts, afin de prévoir une reprise automatique, dès le premier jour d’existence de la société.

Négocier avec prudence


Dans la pratique commerciale, la précipitation conduit souvent à la conclusion d’actes importants sans cadre formel adapté. Or, l’absence de règles claires sur la représentation de la société en formation peut se retourner contre les fondateurs. Il est donc recommandé de :

  • Négocier des conditions suspensives précisant que l’efficacité de l’acte dépendra de l’immatriculation de la société.
  • Informer le cocontractant du statut en formation afin d’éviter toute méprise.
  • Éviter de signer des actes de valeur importante sans avoir sécurisé la reprise par un mandat ou un état annexé aux statuts.

Contrôler la cohérence documentaire


Toutes les pièces du dossier doivent être cohérentes. Si les statuts indiquent l’existence d’un mandat pour conclure certains actes, mais que les contrats eux-mêmes ne font aucune référence à la société en formation, cette incohérence peut fragiliser la preuve de l’intention commune.

Le rôle des conseils juridiques

Accompagnement professionnel


Le recours à un avocat en droit des sociétés et à un expert-comptable spécialisés peut se révéler précieux, notamment dans les étapes suivantes :

  • Analyse du projet : Évaluer si les actes envisagés sont réellement urgents avant la création de la société.
  • Rédaction des statuts : Insérer des clauses relatives aux actes passés pour le compte de la société en formation et prévoir un dispositif de reprise clair.
  • Rédaction de mandats et clauses spécifiques : Vérifier la conformité des actes conclus, leur objet, leur montant, et l’étendue du mandat.
  • Post-immatriculation : Une fois la société créée, organiser une assemblée pour ratifier les actes, si nécessaire.

Formation et sensibilisation


Au-delà de l’intervention ponctuelle d’un conseil, il peut être opportun pour les fondateurs de se former aux règles de base du droit des sociétés. Une meilleure connaissance des textes législatifs, des usages et de la jurisprudence permet :

  • D’éviter des erreurs coûteuses au stade de la création de l’entreprise.
  • De préserver leur responsabilité personnelle.
  • De faciliter les négociations avec les partenaires commerciaux, en montrant une compréhension claire des contraintes légales.

L’impact du revirement sur l’économie des relations commerciales

Souplesse accrue


Le revirement jurisprudentiel, en permettant d’établir l’intention commune par un faisceau d’indices, offre plus de souplesse dans la prise en compte de la réalité économique. Les fondateurs peuvent désormais s’appuyer sur des éléments de preuve variés pour démontrer que l’acte était conclu pour le compte de la société à naître, même si la mention explicite fait défaut.

Nouvelle marge d’incertitude


Cette flexibilité se paie toutefois d’une certaine insécurité juridique : en l’absence de mentions écrites claires, les litiges pourraient se multiplier, chaque partie cherchant à convaincre le juge de sa propre interprétation des intentions initiales. Pour prévenir ce risque, les acteurs doivent être d’autant plus vigilants et documenter au maximum l’origine et le contexte de chaque opération.

Conclusion : vers une pratique plus responsable et mieux encadrée

La phase de formation d’une entreprise est un moment délicat, durant lequel les fondateurs s’efforcent de donner corps à leur projet, tout en étant tenus par des contraintes juridiques. Le régime applicable aux actes conclus avant l’immatriculation, bien qu’il ait évolué récemment pour s’adapter aux réalités économiques, demeure complexe. La clé de la réussite réside dans la prévention et la clarté.

Pour sécuriser vos opérations, il convient de :

  • Soigner la rédaction des actes et insérer une référence explicite à la société en formation.
  • Prévoir un mandat formel autorisant un ou plusieurs fondateurs à agir pour le compte de la société non encore immatriculée.
  • Annexer un état des actes aux statuts afin de déclencher une reprise automatique.
  • Procéder, après la création, à une ratification expresse des engagements passés, si nécessaire.
  • Conserver toutes les preuves de l’intention commune, notamment les échanges préalables.

Cette approche, à la fois prudente et proactive, permet d’anticiper les difficultés, de limiter les risques financiers et juridiques, et de favoriser une relation contractuelle plus équilibrée et transparente. En somme, comprendre et appliquer les règles relatives à la société en formation contribue à instaurer un climat de confiance, gage de sérénité pour la future entreprise et ses partenaires.