Le Bouard Avocats
Lors de la création d’une entreprise, la période de formation est souvent jalonnée d’actes passés avant l’immatriculation au registre du commerce et des sociétés (RCS). Ces actes, pourtant essentiels au lancement du projet entrepreneurial, soulèvent de nombreuses interrogations juridiques, notamment quant à leur opposabilité, leur validité et leur reprise par la société une fois celle-ci régulièrement constituée. De récentes décisions de la Cour de cassation sont venues apporter un éclairage nouveau sur ce point, bouleversant certains équilibres antérieurement établis.
Cet article, rédigé dans une optique pédagogique, a pour ambition d’aider les acteurs du monde des affaires, fondateurs, futurs associés et praticiens du droit, à appréhender pleinement les enjeux relatifs aux actes conclus pour une société en formation, en vue de sécuriser leurs opérations. Il fournira des clés de compréhension concrètes, présentera les dispositions légales applicables, et analysera les évolutions jurisprudentielles, afin de réduire les risques juridiques et économiques liés à cette période délicate.
La société en formation est un groupement de personnes physiques ou morales ayant la volonté d’exercer une activité économique commune, mais qui n’a pas encore acquis la personnalité morale. Celle-ci ne survient qu’au moment de l’immatriculation au RCS (articles L.210-1 et suivants du Code de commerce). Avant cette immatriculation, la société n’existe, d’un point de vue juridique, que comme une entité potentielle, un projet en devenir. Les personnes qui agissent durant cette phase n’engagent donc pas la société elle-même, puisqu’elle n’a pas encore de personnalité juridique.
D’un point de vue opérationnel, il est pourtant fréquent que les fondateurs de la future société prennent l’initiative de négocier et de signer des contrats nécessaires à la mise en place du projet : location des locaux, achat de matériel, prestations de conseils, dépôts de marques, etc. Ces actes peuvent être indispensables au démarrage, mais comportent un risque : si la société n’est pas ultérieurement immatriculée, ou si elle refuse de reprendre lesdits engagements, la charge de ces actes pèsera alors sur la ou les personnes qui les ont signés.
La réglementation française prévoit un cadre spécifique pour les actes conclus pendant la phase de formation de la société. Deux dispositions essentielles méritent d’être citées :
Ainsi, les actes conclus avant l’immatriculation lient prioritairement ceux qui les ont signés. Pour éviter de supporter indéfiniment ce poids, la loi et la jurisprudence ont prévu des mécanismes de reprise des engagements par la société nouvellement créée.
La reprise des engagements permet de faire en sorte que les actes conclus pendant la période de formation soient réputés avoir été souscrits dès l’origine par la société elle-même, une fois celle-ci immatriculée. Il existe plusieurs voies pour mettre en œuvre cette reprise :
Avant un revirement récent, la Cour de cassation adoptait une position stricte. Elle exigeait que l’acte conclu avant l’immatriculation mentionne expressément qu’il est signé « au nom » ou « pour le compte » de la société en formation. À défaut de cette mention, il était très difficile d’obtenir la reconnaissance de la reprise par la société, sauf à démontrer l’existence d’un mandat ou d’une volonté claire et non équivoque.
Cette exigence formelle encourageait les fondateurs à la plus grande vigilance. Ils devaient s’assurer que tout document, devis, bon de commande, bail ou contrat de prestation de service contienne les mentions adéquates. L’absence de référence explicite à la société en formation entraînait un risque non négligeable : le fondateur qui avait signé l’acte pouvait se retrouver seul redevable des sommes dues, sans possibilité de les faire prendre en charge par la société.
Récemment, la Cour de cassation a infléchi sa position. Désormais, elle considère que même en l’absence de mention expresse « au nom » ou « pour le compte de la société en formation » dans l’acte lui-même, les juges du fond peuvent rechercher, par un examen approfondi de l’ensemble des circonstances, si l’intention commune des parties était bien de conclure pour le compte de la société à naître.
Ce revirement s’appuie sur une approche plus pragmatique et moins formaliste. Il prend en compte l’ensemble des éléments factuels, internes et externes à l’acte. Par exemple, le contexte des négociations, les échanges de courriels, les statuts prévoyant expressément que tel associé avait pour mission de passer l’acte au nom de la société, ou encore le fait que le cocontractant connaissait parfaitement l’intention de créer une société. Tous ces éléments pourront désormais être valorisés devant le juge pour caractériser l’existence d’un acte conclu réellement « pour le compte » de la société en formation.
Ce nouveau cadre, plus souple, a l’avantage de mieux refléter la réalité pratique et commerciale. Toutefois, il augmente également la marge d’incertitude. Les parties ne peuvent plus se contenter d’une mention formelle, elles doivent être prêtes à prouver, par tout moyen, l’intention commune au moment de la conclusion de l’acte. Cette évolution invite donc à une plus grande prudence, car elle place les parties face à la nécessité de conserver l’ensemble des documents et communications préparatoires, afin de démontrer a posteriori la volonté commune de contracter pour la future société.
Pour renforcer la sécurité juridique, il est conseillé aux fondateurs de prendre plusieurs précautions :
Pour les fondateurs qui ne maîtrisent pas pleinement les subtilités du droit des sociétés, il est recommandé de solliciter l’avis d’un avocat en droit des sociétés à Versailles ou d’un expert-comptable ayant une expérience en droit des affaires. Ces professionnels pourront :
La jurisprudence récente invite à évaluer, au-delà de la lettre du contrat, la volonté partagée par les parties contractantes. Plusieurs éléments peuvent être pris en compte par le juge :
Il incombe généralement à la partie souhaitant faire reconnaître la reprise de prouver l’intention commune. Cette preuve peut être rapportée par tous moyens. Si la société immatriculée conteste l’acte ou si le cocontractant exige le paiement directement auprès du fondateur, ce dernier devra démontrer que le contrat, bien que formellement signé en son nom propre, était en réalité destiné à la société en cours de formation. L’incertitude générée par cette approche moins formaliste peut complexifier la résolution des litiges, mais elle peut aussi offrir plus de souplesse aux fondateurs de bonne foi.
Si la société, une fois immatriculée, refuse ou omet de reprendre les engagements, les signataires initiaux en demeurent personnellement redevables. Les fondateurs peuvent ainsi être tenus d’honorer les dettes issues des contrats conclus. Cela peut entraîner un impact financier significatif, surtout si les engagements concernés représentent des sommes importantes. Il est donc important de bien anticiper cette possibilité et de sécuriser, en amont, la reprise automatique des actes.
De son côté, le cocontractant peut se retrouver dans une situation délicate s’il pensait avoir conclu un accord avec une société en bonne et due forme. À défaut de reprise, il doit se retourner contre les personnes physiques signataires. Si celles-ci n’ont pas la capacité financière suffisante, cela peut mener à des difficultés de recouvrement. Pour éviter cette insécurité, certains cocontractants exigent des garanties, telles que des cautionnements, ou attendent l’immatriculation avant de signer un acte définitif.
Avant toute signature, les fondateurs devraient se poser les questions suivantes :
Dans la pratique commerciale, la précipitation conduit souvent à la conclusion d’actes importants sans cadre formel adapté. Or, l’absence de règles claires sur la représentation de la société en formation peut se retourner contre les fondateurs. Il est donc recommandé de :
Toutes les pièces du dossier doivent être cohérentes. Si les statuts indiquent l’existence d’un mandat pour conclure certains actes, mais que les contrats eux-mêmes ne font aucune référence à la société en formation, cette incohérence peut fragiliser la preuve de l’intention commune.
Le recours à un avocat en droit des sociétés et à un expert-comptable spécialisés peut se révéler précieux, notamment dans les étapes suivantes :
Au-delà de l’intervention ponctuelle d’un conseil, il peut être opportun pour les fondateurs de se former aux règles de base du droit des sociétés. Une meilleure connaissance des textes législatifs, des usages et de la jurisprudence permet :
Le revirement jurisprudentiel, en permettant d’établir l’intention commune par un faisceau d’indices, offre plus de souplesse dans la prise en compte de la réalité économique. Les fondateurs peuvent désormais s’appuyer sur des éléments de preuve variés pour démontrer que l’acte était conclu pour le compte de la société à naître, même si la mention explicite fait défaut.
Cette flexibilité se paie toutefois d’une certaine insécurité juridique : en l’absence de mentions écrites claires, les litiges pourraient se multiplier, chaque partie cherchant à convaincre le juge de sa propre interprétation des intentions initiales. Pour prévenir ce risque, les acteurs doivent être d’autant plus vigilants et documenter au maximum l’origine et le contexte de chaque opération.
La phase de formation d’une entreprise est un moment délicat, durant lequel les fondateurs s’efforcent de donner corps à leur projet, tout en étant tenus par des contraintes juridiques. Le régime applicable aux actes conclus avant l’immatriculation, bien qu’il ait évolué récemment pour s’adapter aux réalités économiques, demeure complexe. La clé de la réussite réside dans la prévention et la clarté.
Pour sécuriser vos opérations, il convient de :
Cette approche, à la fois prudente et proactive, permet d’anticiper les difficultés, de limiter les risques financiers et juridiques, et de favoriser une relation contractuelle plus équilibrée et transparente. En somme, comprendre et appliquer les règles relatives à la société en formation contribue à instaurer un climat de confiance, gage de sérénité pour la future entreprise et ses partenaires.