February 12, 2025

Le Bouard Avocats

Abus de majorité et mise en réserve des bénéfices : une limite à l’arbitraire des actionnaires majoritaires

L’abus de majorité dans la mise en réserve des bénéfices : quels critères pour l’identifier ?

Une décision contraire à l’intérêt social : la mise en réserve systématique des bénéfices doit être justifiée par des impératifs économiques réels (investissements, remboursement d’emprunts). Lorsqu’elle excède ces nécessités et prive les actionnaires de dividendes sans raison valable, elle devient abusive.

Un avantage indu pour les actionnaires majoritaires : si les dirigeants perçoivent des rémunérations ou des avantages en nature non justifiés par leurs fonctions, alors que les minoritaires sont exclus de toute rétribution, cela constitue une rupture d’égalité sanctionnable.

Une volonté de priver le minoritaire de ses droits : l’intention de désavantager un actionnaire minoritaire en l’excluant des bénéfices de la société, tout en favorisant la majorité, est un critère déterminant pour qualifier l’abus de majorité et entraîner l’annulation des décisions litigieuses.

L’abus de majorité constitue une dérive du pouvoir des actionnaires majoritaires, lorsqu’ils prennent des décisions contraires à l’intérêt social et au détriment des minoritaires. Une illustration récente en est donnée par l’arrêt rendu par la cour d’appel de Nîmes le 22 novembre 2024, confirmant l’annulation d’une résolution d’assemblée générale ayant affecté les bénéfices aux réserves de manière abusive, privant ainsi un actionnaire minoritaire de tout dividende.

À travers cette analyse, il s’agit d’examiner les conditions de reconnaissance d’un abus de majorité, en s’appuyant sur les critères jurisprudentiels, et de mettre en lumière les enseignements à tirer de cette décision pour les actionnaires et dirigeants de sociétés.

1. L’abus de majorité : un cadre juridique strict

1.1. Définition et conditions de reconnaissance

L’abus de majorité se définit comme une décision adoptée par la majorité des actionnaires en violation de l’intérêt social, dans le but de favoriser les intérêts des majoritaires au détriment des minoritaires. Pour qu’une telle décision soit annulée, la jurisprudence exige la réunion de deux critères cumulatifs :

Une contrariété à l’intérêt social : la décision doit aller à l’encontre du bon fonctionnement et des intérêts de la société.
Un avantage indu pour les majoritaires : la résolution doit avoir été prise dans l’unique dessein de privilégier la majorité au détriment des minoritaires.

Ces principes sont posés de manière constante par la Cour de cassation [[Cass. com., 24 janv. 1995, n° 93-13.273]] et ont été réaffirmés dans l’arrêt du 30 août 2023 [[Cass. com., 30 août 2023, n° 22-10.108]].

1.2. La mise en réserve abusive des bénéfices : un motif d’abus de majorité reconnu

La mise en réserve des bénéfices peut être justifiée lorsqu’elle répond à une stratégie de développement économique ou de gestion prudente de la société. Cependant, lorsqu’elle est systématique et qu’elle prive injustement les actionnaires minoritaires de toute rétribution, elle peut constituer un abus de majorité.

L’arrêt de la cour d’appel de Nîmes illustre cette hypothèse :

Une absence de justification économique : la société concernée n’exerçait plus d’activité commerciale et se contentait de gérer un patrimoine immobilier. Aucun investissement ou projet d’expansion ne justifiait la mise en réserve des bénéfices.
Un excédent de réserves déjà constitué : les bénéfices étaient affectés aux réserves alors que celles-ci s’élevaient déjà à plus de 620 000 €, dépassant largement les besoins d’une gestion prudente.
Un préjudice direct pour l’actionnaire minoritaire : le minoritaire, qui détenait 43,36 % du capital, était privé de tout dividende alors que les majoritaires bénéficiaient d’avantages en nature non justifiés.

benefices et abus de majorité

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2. La rupture d’égalité entre actionnaires : un critère déterminant

2.1. L’avantage indu des actionnaires majoritaires

L’un des points clés de la décision repose sur la constatation d’un traitement inégalitaire des actionnaires. En l’espèce, les majoritaires percevaient des rémunérations et bénéficiaient d’avantages en nature injustifiés, notamment l’occupation gratuite d’une villa avec piscine appartenant à la société.

La jurisprudence a déjà précisé que le seul fait qu’un actionnaire majoritaire perçoive une rémunération ne suffit pas à caractériser un abus de majorité. Encore faut-il que cette rémunération soit disproportionnée ou injustifiée [[Cass. com., 30 nov. 2004, n° 01-16.581]].

Dans l’arrêt commenté :

Les rémunérations des dirigeants étaient justifiées : environ 59 000 € pour le président-directeur général et 46 000 € pour un administrateur salarié.
L’avantage en nature était, lui, injustifié : l’occupation d’un bien appartenant à la société sans contrepartie avérée.

C’est cette dernière constatation qui a permis aux juges d’établir que l'affectation des bénéfices aux réserves visait à favoriser l’actionnaire majoritaire et à priver le minoritaire d’une rétribution légitime.

2.2. Une décision prise dans un dessein exclusif de favoritisme

L’élément intentionnel de l’abus de majorité réside dans la volonté délibérée de désavantager le minoritaire au profit des majoritaires.

L’arrêt de la cour d’appel de Nîmes souligne que :

L’absence de distribution de dividendes était systématique, bien que la société n’ait ni dettes importantes ni projet d’investissement.
Le minoritaire ne retirait aucun avantage de sa participation tandis que les majoritaires bénéficiaient directement des bénéfices mis en réserve par le biais d’avantages indirects.

Ainsi, la mise en réserve des bénéfices ne poursuivait aucun objectif économique légitime, ce qui a conduit à l’annulation de la résolution litigieuse pour abus de majorité. Dans ce type de cas, il est recommandé de se faire assister par un avocat pour assemblée générale dans le 78.

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3. Les enseignements à tirer de cette décision

3.1. La nécessité de justifier toute mise en réserve des bénéfices

Cet arrêt rappelle aux dirigeants et actionnaires majoritaires qu’ils doivent motiver de manière rigoureuse leurs décisions financières lorsqu’elles impactent directement la rémunération des actionnaires.

Une mise en réserve des bénéfices doit être justifiée par des besoins de financement réels : investissements, remboursement d’emprunts, renforcement des fonds propres.
L’absence de distribution de dividendes ne doit pas être systématique et ne peut servir d’instrument pour priver un minoritaire de son droit aux bénéfices.

3.2. Une vigilance accrue sur les avantages en nature et rémunérations des dirigeants

Les actionnaires majoritaires doivent s’assurer que leurs propres avantages sont justifiés au regard de leurs fonctions :

Une rémunération doit être proportionnée à la charge de travail et aux responsabilités exercées.
Les avantages en nature doivent être déclarés et justifiés, sous peine d’être requalifiés en abus de majorité.

Cette décision est un signal fort adressé aux sociétés familiales et aux structures à actionnariat restreint : toute décision qui déséquilibre les droits des actionnaires peut être sanctionnée si elle est contraire à l’intérêt social.

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Conclusion : un équilibre à préserver entre majorité et minorité

L’affaire examinée par la cour d’appel de Nîmes illustre parfaitement les limites du pouvoir des actionnaires majoritaires. La mise en réserve abusive des bénéfices, sans justification économique valable et au détriment du minoritaire, constitue un abus de majorité sanctionnable par les tribunaux.

Cette décision rappelle que :

Les décisions financières doivent toujours être prises dans l’intérêt de la société.
L’égalité entre actionnaires doit être respectée, y compris dans la répartition des bénéfices.
Les abus de majorité peuvent être contestés et sanctionnés, y compris plusieurs années après les faits.

Ainsi, toute société, qu’elle soit familiale ou à gouvernance classique, doit rester vigilante sur la gestion de ses bénéfices et sur l’équilibre des pouvoirs entre actionnaires. Une gouvernance transparente et équitable est la clé d’une gestion saine et pérenne.